C’est un mardi du début du mois d’avril. Ce jour-là, il pleut dehors mais notre équipe est attendue dans un lieu chaleureux, rempli de lumière. C’est dans le quartier Montparnasse que nous sommes attendus. A l’angle d’une petite rue discrète, Stéphanie Fugain, accompagnée de sa fidèle alliée Séverine Gounelle nous attendent à l’appartement de l’Association Laurette Fugain. Celui-là même que Paulette leur a légué à sa disparition.

En entrant, nous sommes accueillis par les deux femmes, devenues amies. Une boule de poils pointe le bout de sa truffe et nous fait sentir en à peine quelques mètres, comme à la maison. Nous pénétrons dans un lieu chargé d’émotions où trône une jolie photo de Laurette en noir et blanc, prise par sa maman lors d’une séance photo improvisée. A côté, le cadre dont Stéphanie nous avait parlé lors de l’interview précédente. Nous découvrons alors le collier offert par les proches de Paulette, le petit mot écrit de la plume de Stéphanie, l’authenticité.

Nous nous rencontrons pour évoquer l’anniversaire de l’Association Fugain, une date importante. Vingt ans de combat, vingt ans déjà. Vingt ans d’absence de Laurette, de réussites, de travail acharné. Vingt ans durant lesquels une mère, une femme, une épouse, a voué absolument toute sa vie aux autres pour sauver la sienne.

Autour d’une tasse de thé, Stéphanie Fugain nous livre ses plus intimes pensées, ponctuées ici et là de quelques blagues et anecdotes. Dans son regard, nous percevons déjà que les mots qui seront prononcés seront empreints de sincérité, de spontanéité et d’authenticité. Comme des amis autour du table, c’est un hymne à la vie qui se joue.

Celle à qui l’on a dit un jour « vous ne vivez qu’avec la mort et la maladie » nous rappelle tout au long de cette interview combien elle ne vit « qu’avec la vie car je [ndlr : Stéphanie Fugain] vis avec des gens qui se battent pour la garder. Certains la perdent au passage mais nous ne parlons que de vie. On parle des maladies pour donner la vie à ceux qui sont en train de la perdre, on cherche des partenaires pour financer de projets de recherche, alors, qui mieux que nous parlons de la vie ? ».

Portrait de Laurette Fugain – Crédit photo : Association Laurette Fugain

Alcyone Guillevic : Nous célébrons cette année les vingt ans de l’association Laurette Fugain mais aussi les vingt ans de la disparition de Laurette, votre fille, des suites de la leucémie. Quelle est l’histoire de l’association, l’histoire de votre vie, Stéphanie ?

Stéphanie Fugain : Quand je parle de cette histoire, j’en parle comme si elle venait d’exister. Comme si elle venait « d’être ». Pour moi, elle existera toujours depuis hier seulement. Vingt ans, ça veut tout dire et rien dire. C’est toujours accroché au manque de ma fille et à cette construction extraordinaire.

Il y a vingt ans, on pensait être partis pour une très belle vie, une vie construite avec des enfants, un bel univers, un métier qu’on aime… Voir nos enfants naître, c’est la plus belle chose qui puisse exister. Puis le temps passe, et nous les accompagnons, et ça, c’est l’autre belle chose de la vie qui devient la priorité même d’un parent. On n’imagine jamais qu’un jour une vie puisse être fauchée comme ça, en pleine construction. Qu’il soit jeune ou âgé, un enfant est viscéral aux yeux de ses parents et plus précisément aux yeux de sa maman. Elle l’a porté dans sa propre chair.

Du jour au lendemain, votre enfant se retrouve avec une maladie grave, en l’occurrence ici une leucémie. C’est un tsunami qui déstabilise absolument tout en une seule seconde. On nous dit que Laurette n’avait que 20% de chances de gagner le combat contre la maladie. Voilà une vie déjà bien réduite. Alors, comme je suis de nature assez positive, j’ai considéré ces 20% comme une aubaine extraordinaire. Avec Laurette, nous allons nous battre.

Je savais déjà ce qu’était une leucémie. Je connaissais cette maladie et pourtant, je peinais à concevoir qu’il s’agissait d’un cancer. On n’a pas envie d’entendre ce mot. Alors, j’ai composé avec, en faisant en sorte d’être au plus proche de mon ressenti, de ce que j’ai fait grandir avec moi tout au long de ma construction personnelle. On s’est battus, tous ensemble en onze mois. Onze petits mois, mais onze mois durant lesquels tout s’est arrêté. Presqu’une année durant laquelle nous avons mis nos autres enfants de côté, non pas par manque d’amour mais par nécessité de s’occuper de Laurette. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons fondé les ateliers « fratries » pour les familles. Les dégâts causés par la maladie sont considérables pour chaque membre d’un cocon familial.

Ma vie s’est arrêtée en même temps que celle de Laurette. A cet instant, je n’ai pas encore conscience que je dois construire une autre vie si je veux m’en sortir. Je me sens anesthésiée pendant deux, trois ans. J’ai à la fois l’envie de dire à mon petit garçon qui a neuf ans à l’époque que malgré notre peine immense, Laurette ne souffre plus. Il faut aussi accepter ce quotidien qui change brutalement. Ça a été 11 mois de souffrance, de galère, d’espoir, de peur, de regain d’espoir, et puis… ça se décline de jour en jour. On n’accepte jamais que la mort soit derrière ces onze mois, et ce, jusqu’au dernier souffle. Il faut donc avancer avec ça.

AG : Quelle a été votre force, votre raison de survivre, alors que vous traversiez l’épreuve de la perte de votre enfant ?

S.F. : Laurette, durant son combat, vivait tous les jours de manques (plaquettes, médicaments). Elle me dit un jour, derrière sa bulle, tout en regardant par la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le parc de l’hôpital Saint Louis : « Maman, tu crois que tous ces gens dehors, ils savent qu’on a besoin d’eux ? ». Il faut savoir que dans notre famille, nous sommes tous donneurs. Et pourtant, nous n’avons jamais entendu parler de plaquettes. Laurette ajoute alors : « Quand je sortirai, je mènerai un combat pour informer les jeunes. »

Je dois vous dire qu’à ces moments-là, quand votre enfant doit se battre pour garder la vie, chaque mot, chaque silence devient important. C’est ce qui a motivé mon combat, ce qui lui a donné une force, une obligation d’exister. Ces deux phrases sont gravées en moi, elles sont mon moteur. Les gens ne savent pas ? Très bien, alors on va leur dire.

AG : Comment s’est passée la création de l’association Laurette Fugain ?

S.F. : Au décès de Laurette, je me retrouve à devoir récupérer ses affaires.. On avait investi la chambre de notre fille. On l’avait décorée, de manière qu’elle ne soit pas dans une bulle mais dans sa chambre à elle. Ici et là, il y avait des mots de tout le monde, un semblant de vie. Il faut faire vite, car l’hôpital a malheureusement besoin de la chambre pour un autre malade. Je dois rentrer chez nous avec les affaires de ma fille, qui ne sont plus vraiment les siennes.

Et un jour, je m’envole pour La Réunion avec mes deux enfants. Tandis que je pleurais, ma meilleure amie me dit « Il faut que tu montes une association en rentrant, que tu fasses ce que Laurette souhaitait. ». Dur à entendre quand on vient de perdre sa fille et qu’on est soi-même morte.

Je ne comprenais pas pourquoi elle me disait cela. Et pourtant elle ajoute : « Je t’assure que tu peux le faire ! On sera là pour t’aider ». Toujours anesthésiée, je me suis laissé faire.

Photographie de Laurette Fugain – Crédit photo : Association Laurette Fugain

AG : Vous souvenez-vous d’un moment marquant du tout début de l’Association ?

S.F. : Je n’avais qu’une idée en tête au démarrage : faire une grande marche très festive pour informer les gens. J’avais d’ailleurs dit à Laurette que lorsqu’elle sortirait, on ferait un grand spectacle à l’Olympia. Je lui avais dit qu’on allait tous être sur scène pendant qu’elle serait dans la salle toute seule. « Ça sera ton spectacle pour toi ». Ce spectacle je l’ai finalement fait dans la rue avec des danseurs, des chanteurs, des chorales car je considère la chanson comme le canal qui va directement dans le ciel près de nos anges, c’est extraordinaire. La première a eu lieu, réunissant 5000 personnes, sans aucune communication de faite, rien. Il s’agissait d’une improvisation complète. Rien de plus fort qu’un peuple qui chante. Quelque chose d’immense est drainé de part et d’autre, et même les non chanteurs chanteront. C’était comme Rio à Paris. Je voulais qu’on chante la vie, c’était si fort en émotions.

AG : Comment vous êtes vous entourée dans ce projet de vie, de survie ?

S.F. : Avec tous les amis de Laurette autour de moi, mais aussi ma fille Marie, nous avons monté l’association qui s’est très vite professionnalisée. Il y a eu ceux qui nous ont rejoints (NB : Stéphanie adresse un regard à Séverine), ceux qui étaient là depuis toujours.

J’ai recréé une famille. J’ai besoin de fratrie, que les gens soient concernés par une cause. Parmi les membres de l’association, personne n’avait été touché par la leucémie. Il fallait qu’ils comprennent, ressentent et fassent en fonction.

On a réussi à faire grandir l’association au fil du temps. Je dirais même qu’il s’agit d’une usine parce qu’on travaille tout le temps. Je les ai contaminés par mon énergie vitale, de naissance, qui s’amplifie avec cette épreuve terrible. Tout simplement parce que ce n’est pas un travail pour moi, c’est un combat. Et j’aime ce mot car il a vraiment du sens. On sait pourquoi on se lève le matin, on ne le perd jamais de vue quoi qu’on fasse. On n’oublie jamais les malades pour lesquels on mène ce combat.

D’ailleurs, ce portrait de Laurette est essentiel et important pour mon équipe. Parce qu’elle est là, avec nous. C’est le moteur tout comme ceux qui nous ont quittés, ceux qui vivent.

Pour chaque personne de l’association, c’est devenu une passion, une vraie histoire qu’ils portent au quotidien. Rien ne se fait correctement quand on n’est pas authentique. Chez nous, il est question de se dire les yeux dans les yeux « il y a des vies derrière, ça (ndlr : la leucémie) peut arriver à tous ».

AG : Avez-vous des moments forts à nous partager sur ces vingt ans, sur Laurette, qui vous guident au quotidien ?

S.F. : Le premier moment fort vécu est la réception du premier chèque important qui nous a permis de financer un projet de recherche concret. Un authentique moment fort, de fierté, vécu avec Albert, le médecin interne de Laurette. Il était ma caution médicale pour présenter les projets. En effet, je ne savais pas m’adresser aux professionnels. Je suis arrivée ce jour-là devant tout une équipe, le patron au milieu, sans même savoir ni quoi dire ni quoi faire. Vous avez un temps imparti, très court, pour présenter votre cause. J’ai alors choisi de ne pas m’adresser aux professionnels mais plutôt aux papas, aux maris, aux frères et sœurs qu’ils étaient avant de m’adresser aux experts. J’ai décelé dans leur attitude et leur posture qu’ils écoutaient, comprenaient. Leurs yeux parlaient tout comme le relâchement de leurs épaules. Ils réagissaient à notre combat.

Le deuxième moment fort de ce combat entoure celui de Laurette. Ma fille est greffée, enfin. Cela faisait des jours qu’on attendait que la greffe prenne. Et un matin, le nombre de cellules remontaient enfin.  La moelle osseuse commençait à retravailler. Quelle victoire ! On annonce la nouvelle à Laurette dans sa bulle. Ma fille se lève, amaigrie, met la musique à fond, monte sur son lit et se met à danser et chanter à tue-tête. Une vraie boum avait lieu dans la bulle !

AG : Quelles ont été les rencontres marquantes de votre combat ?

Stéphanie Fugain désigne du doigt Séverine Gounelle, alors à sa droite. Elles échangent un regard chaleureux.

S.F. : Je me souviens d’elle, et sa bouille de petite fille. Séverine toque un jour à ma porte et m’explique qu’elle veut en être, elle, cette jeune fille qui arrivait de Londres. L’attachement qui nous unit est profond et réel. Elle sait ce qu’est la maladie puisqu’en 1998, elle déclare une leucémie à 21 ans. Je pense que c’est la raison qui l’a poussée à rejoindre le combat de l’Association. (Séverine acquiesce).

Et puis, parmi les enfants rencontrés, il y a eu Constance. A l’époque, je ne voulais pas monter dans les services, ni même entrer dans une bulle. Mais les enfants de l’hôpital me réclamaient alors j’y suis finalement allée. Constance était là, avec un foulard, belle comme un cœur. Cette petite fille qui avait grandi à l’hôpital me parlait avec tant d’intelligence mais aussi tant de malice quand on faisait des activités ensemble ! Une petite fille extraordinaire. Je l’aimais très fort. Constance ne m’a jamais lâchée et moi non plus. Je prenais des nouvelles d’elle, je l’appelais. Elle est devenue un membre de ma famille. L’Association Laurette Fugain l’a accompagnée jusqu’au bout. Nous avons réalisé ses rêves d’enfants : Constance est venue à Paris, à Disney, elle a rencontré Thomas Pesquet dont elle était fan. Un jour, je la prends dans les bras pour lui dire « au revoir, à bientôt, on se retrouve au prochain événement ». Elle me dit qu’elle ne sera pas là. Le choc. Mais je ne peux pas lui mentir, je l’ai serrée très fort dans mes bras en retenant mes larmes. Constance est effectivement partie. C’est une rencontre inoubliable qui me ramène à mon histoire, car Laurette est absolument partout. Ce sont ces moments forts qui me font grandir chaque jour. Alors, j’ai dit aux parents de Constance qu’elle serait elle-aussi absolument partout. Dans chaque vacillement de bougies, dans chaque signe reçu. Car les signes m’ont empêché personnellement de mourir. On se raccroche à tout, à rien, les jours où ça va moins bien surtout. Ça les a fortement aidés. Je me suis dit à cet instant que nous servions à quelque chose.

AG : Qui sont vos piliers au quotidien pour continuer votre combat ?

S.F. : Mes enfants et mes petits-enfants. Je ne vis que d’amour. Ils sont très importants dans ma vie. Je vis avec la peur constante de les perdre. Je me dis aussi que les moments de tristesse ne durent jamais longtemps. Qu’il y a toujours une solution à quelque chose qui nous pousse à nous battre.

AG : Enfin, après vingt ans d’existence de l’association Laurette Fugain, vingt ans avec le manque de votre tant aimée Laurette, vingt ans de reconstruction…que diriez-vous à votre fille aujourd’hui ?

S.F. : Je lui dis merci de m’avoir amenée sur ce chemin, sans toi Laurette, je n’aurai jamais découvert tout ce que j’ai découvert.

Merci tous les jours. De m’avoir permis d’être MOI. Je suis redevenue l’ado que j’étais, qui fonce partout, qui a une soif de découverte, d’envie d’apprendre beaucoup de choses. Ce drame m’a fait renaitre, être là où je devais peut-être être. Alors… merci Laurette.

Vingt ans après le décès de sa fille Laurette, vingt ans après la naissance du combat d’une vie, Stéphanie Fugain gère une association qu’elle accompagne dans sa construction chaque jour. Cet entretien riche en émotions, de rires, de larmes, de confidences, révèle toute son authenticité autour de l’association, des personnes qui la font avancer quotidiennement, des personnes rencontrées. Car c’est un fait marquant : la fondatrice de l’association se souvient de chaque personne, de chaque nom. Elle ne parle que de rencontres, de souvenirs partagés, d’échanges, de moments de vie. Chaque histoire est emplie d’humanité, d’un besoin presque viscéral de mettre en lumière les âmes qui l’ont fait renaître. Stéphanie Fugain a su créer bien plus qu’une association : malgré l’épreuve terrible traversée, elle a su créer une famille où règne la vie.